Percer le mystère de l’être
Percer le mystère de l’être
Comment est né ce projet de duo avec Valérie Dréville ?
Nacera Belaza : La rencontre a été suscitée par Hortense Archambault, qui a fait en sorte que Valérie vienne voir mon travail et que je voie le sien. J’avais décrit à Hortense la recherche que je mène sur le corps en tant que véhicule d’un langage, un corps animé par une intention de parole, une adresse, qui ne fait pas partie du mode de construction du danseur. Je lui ai fait part de ce que j’ai ressenti en voyant Valérie sur scène, cette capacité à mettre son corps au diapason de sa parole, le corps devenant ainsi une caisse de résonance de ce qu’elle énonce. Pour moi, c’est précisément le rôle du corps, il ne doit pas être un perturbateur, ajouter des informations parasites, créer des distractions. Même s’il ne s’agit pas d’une expression verbale mais d’un imaginaire, ou d’un mouvement intérieur. J’ai constaté que, de fait, Valérie dansait. Qu’elle empruntait le chemin qui me semble indispensable pour faire entendre le mouvement, et non pas le regarder – ce qui affaiblit considérablement le rapport au langage de la danse.
Cela intriguait Hortense, car je lui en parle depuis des années. Il y a eu convergence d’intuitions. Hortense m’a dit : on peut imaginer des laboratoires où tu pourras explorer ces questions avec Valérie. C’est une proposition très généreuse car, en général le temps manque cruellement pour mener une telle recherche.
Comment avez-vous reçu la proposition de collaboration avec Nacera Belaza ?
Valérie Dréville : Cela ne m’est donc pas arrivé comme une proposition habituelle mais plutôt comme un processus d’échanges. Je vais voir plusieurs spectacles de Nacera, je découvre cet univers, et progressivement la rencontre a lieu. Nacera a un monde, on pénètre dans un monde. Cela se voit à travers ses spectacles, cela se perçoit à travers sa pensée et au cours du travail auprès d’elle. Ce monde est vaste et je n’ai pas fini de le parcourir ! Pour ce qui est de « la proposition », moi ce qui me passionne, c’est la question de la recherche, parce que je crois que si nous n’avons pas ce temps-là, nous sommes en danger, nous les acteurs. Nous ne pouvons pas produire à tout va, d’autant qu’à présent les choses vont très vite, on mène plusieurs projets en même temps. Il faut trouver le moyen de se poser, de s’interroger, de mettre les choses à plat. Et pour moi, c’est cela qui se passe avec Nacera, et c’est extrêmement précieux.
« Je pense que Valérie a fouillé le verbe de la même manière que je fouille le mouvement, pour apprendre à percer le mystère de l’être. »
Vous vous êtes donc idéalement retrouvées autour de l’importance des phases de recherche…
NB : À travers la rencontre avec Valérie, j’ai pu éprouver à quel point les notions que je cherche à approfondir, bien que ne faisant pas partie du monde matériel dans lequel nous évoluons, ne sont nullement hors de portée : se relier à un grand tout, s’effacer pour faire partie de ce tout, trouver la part de l’être la plus essentielle. Je sens que Valérie accueille ces notions, elle ne se contente pas de les comprendre en tant qu’interprète qui décode le langage du chorégraphe ou du metteur en scène, ces notions faisaient déjà partie de sa quête et résonnaient fortement en elle. C’est ce qui a rendu notre rencontre aussi évidente. J’ai aussi constaté que Valérie, dans son parcours, a placé le travail à l’endroit même où je l’ai placé, c’est-à-dire la connaissance de soi ; l’essentiel n’est pas de produire un spectacle mais de se découvrir à travers des expériences nouvelles et hors du commun.
Au-delà de l’art, au-delà de la création, ce qui m’intéresse, c’est de comprendre la nature humaine, comment on se construit, comment on parvient à s’atteindre ou non. Je pense que Valérie a fouillé le verbe de la même manière que je fouille le mouvement, pour apprendre à percer le mystère de l’être. Valérie a appris à savoir qui elle était, et quand on en passe par là, on déploie son monde intérieur, son imaginaire, de façon extraordinaire.
VD : À propos de la nécessité de la recherche, je me retrouve complètement. Mais qui dit recherche dit nouveauté, inconnu, donc je me retrouve et en même temps je me perds, et je m’en réjouis ! C’est dans cet esprit que j’aborde cette expérience. Au tout début, j’ai pensé : il se passe quelque chose, au bon endroit, et en même temps on n’est sûres de rien, on ne sait pas si cela va mener à la création d’une pièce, on ne sait pas si la rencontre entre nous est suffisamment profonde, évidente, pour nous donner à toutes les deux l’envie de poursuivre, mais cette phase est passionnante et fructueuse. Il serait salutaire de systématiser ce type d’expérience dans nos plannings, d’en faire un mode de fonctionnement, un travail régulier.
« Ce duo, ce qui me fait dire qu’il a une raison d’être, c’est qu’il me déstabilise énormément. »
Cette phase de recherche que vous préconisez devrait idéalement être décorrélée de la création d’un spectacle ?
NB : Je défends souvent auprès des partenaires cette idée qu’il est indispensable de prendre un temps d’expérimentation où l’on ne sait pas où l’on va, avant d’entrer en création. Si ce temps n’existe pas, la création devient un processus factice, une sorte de savoir-faire que l’on déroule pièce après pièce et qui rend tout le monde malheureux – créateurs, interprètes et public. On produit du spectacle. La recherche est une mise en danger nécessaire pour aller sonder des espaces en soi que l’on ne connaît pas encore, qui nous font peur. Et c’est au prix de cette exploration qu’une création peut trouver une véritable nécessité. Ce duo, ce qui me fait dire qu’il a une raison d’être, c’est qu’il me déstabilise énormément.
Plus qu’un temps de recherche, il s’agit d’un temps d’errance, je l’ai vécu comme cela, ainsi j’ai senti que je m’égarais à certains moments, or ce cheminement incertain s’avère en réalité extrêmement fécond. Les outils que j’emploie habituellement n’étaient plus efficients. Il a fallu réactiver, interroger de nouveaux passages pour y parvenir. Il y a donc ce temps pour se perdre et, à un moment donné, quand l’espace du plateau, la lumière, le son arrivent, je comprends que cela n’était pas du temps perdu. Il y a comme une convergence naturelle qui révèle le sens caché d’un si long et mystérieux processus. Je suis persuadée que si je néglige cette exigence à la base de mon travail, je n’aurai sans doute plus grand-chose à découvrir. Alors je me dois de la protéger.
Comment situez-vous cette expérience et la création à venir dans votre parcours ?
NB : C’est en effet un point de bascule. J’ai bien évidemment envie de poursuivre cette exploration, une quête de l’inconnu dont je ne fais que m’approcher. Sans être sûre de rien, je trouve dans ce duo des validations d’intuitions. Enfin, Il m’apparaît que cette rencontre était indispensable dans mon parcours, car d’une certaine façon, elle recentre mon travail à l’endroit de l’imaginaire et de ce fait lui restitue son véritable pouvoir de transformation.
VD : Tout en pénétrant dans un nouvel univers, je suis ravie de retrouver des connexions avec l’approche de certains metteurs en scène avec lesquels j’ai travaillé, comme Claude Régy ou Anatoli Vassiliev, du côté du travail du corps ou du rapport à l’espace. J’ai le sentiment de repousser mes limites en en prenant conscience – comme le préconisait Peter Brook. C’est de cela qu’il s’agit avec Nacera, y compris des limites de la pensée, de ce que l’on croit savoir ou maîtriser : il faut sans cesse reconsidérer les choses, les éprouver. Cette expérience impacte non seulement mon travail de comédienne mais aussi la personne que je suis. Pour moi, c’est le plus important : une aventure artistique doit laisser de telles marques sinon à quoi bon ?
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en avril 2025.